SPORTIFS

QUAND LE MOUSTIQUE FAIT MOUCHE !

« Papa, je me suis battue contre le champion du monde et je lui ai mis une touche ! »

Mon père baisse son journal, pose un regard scrutateur sur moi. Il s’apprête à parler, hésite : que faire lorsque sa petite fille de six ans sort une pareille monstruosité ? A quoi joue sa cadette ? Elle a l’air sérieuse et excitée, pas du tout comme lorsqu’elle fait une blague. Elle y croit fermement. Serait-elle paranoïaque ?

Je lis l’indécision dans son regard, ma grande sœur vient à mon secours. « C’est vrai, papa, je vais t’expliquer… »

A l’époque, les écoles ne faisaient pas relâche le mercredi, mais le jeudi.

Le jeudi, c’est elle qui s’y colle, elle me garde car les parents travaillent. Or, le jeudi elle s’entraîne à la salle d’armes de la rue Pascal, elle est escrimeuse, elle fait partie de l’équipe de France. Et je m’y ennuie.

Comme je suis une petite fille remuante et créative, j’invente des jeux. Avec une ficelle je relie tous les sabres sur le râtelier, le premier qui en saisit un provoque une jolie dégringolade et un sacré tintamarre. Je trouve une boite d’allumette, et les gratte une à une sous le capteur de sécurité incendie… Remuante et créative ! Bref, il faut faire quelque chose. Les amis de ma sœur font une proposition : je prends un cours, puis ils se relaieront pour m’épuiser. C’est preuve de courage, car, vous le savez, pour épuiser une gamine de six ans, il faut y mettre du sien, mais ils ont vingt ans et n’ont peur de rien.

Avec l’accord de mon père, je commence donc l’escrime. À l’époque, rien n’était prévu pour les enfants. Je porte fièrement le masque KIKI FRANCE de ma sœur qui m’arrive pratiquement au nombril, m’habitue à manier un long fleuret, et les épingles à nourrice me permettent de ne pas me prendre les pieds dans sa tenue.

Les « grands » tiennent leur promesse. Après ma leçon, l’un d’entre eux entreprend le moustique . Ils se mettent en septime ou en octave, le fil du fleuret vers le bas, et m’incite à attaquer. Ils parent mes coups d’un mouvement fluide du poignet, sans bouger, pendant que je m’énerve vainement. D’un appel du pied, ils me font reculer, puis m’incitent à reprendre la charge. Quand je commence à m’essouffler, délicatement, ils trouvent un endroit où mettre une touche, opération difficile, car il n’y a pas beaucoup de surface valable, avec ce masque qui couvre la moitié de mon torse. Pugnace, je repars… A la cinquième touche, fin de l’assaut qu’ils ont fait durer, épuisée, je tombe sur le tas de tapis amoncelés au coin de la salle pour un somme réparateur : mission accomplie, le petit monstre dort, ils sont tranquilles.

Un jour, ils interpellent Christian d’Oriola et lui disent :

 » C’est ton tour ! »

Avec un soupir, le champion du monde se met en garde. Vraiment en garde, en tierce, le fleuret relevé, il est très grand, je pourrais presque tenir droite sous son coude. Je ne réfléchis pas, je fonce et porte forcément mon coup par en dessous. Je touche. Je trépigne de joie. Les rires fusent.

 » Tu vas voir, contre le moustique, il faut se battre en septime et octave, c’est curieux comme sensation. « 

En quelques minutes, j’ai mes cinq touches, la dernière dans le dos. Il ne connaît pas sa force, et je pourrais exhiber fièrement quelques bleus. Puis, il salue, comme pour un véritable adversaire, alors moi aussi, je salue comme le maître m’a appris.

Merci, Monsieur d’Oriola.

Par GIBUS
Le 29/07/2024

CHRISTIAN D’ ORIOLA

Christian d’Oriola

Universal/ Corbis/ VCG/ Getty Images

Christian d’Oriola demeure considéré par nombre d’experts comme le meilleur escrimeur de tous les temps. Le palmarès de ce fleurettiste est impressionnant : quatre médailles d’or olympiques (1948, 1952, 1956) – un record pour un sportif français, qu’il partage avec un autre escrimeur, Lucien Gaudin (1924, 1928) –, deux médailles d’argent, huit titres de champion du monde (4 en individuel, 4 par équipes). Au-delà de ce palmarès, c’est le génie, la classe et la maîtrise avec lesquels ce gaucher obtint ses nombreux succès qui lui valent cette reconnaissance. Dans un sport alors fortement marqué par ses origines militaires, ce pétulant Catalan appuya son escrime sur une extraordinaire souplesse de jambes, une détente extraordinaire, un coup d’œil sans égal, qualités auxquelles il ajouta une touche de désinvolture qui déboussola les maîtres d’armes de l’époque. En outre, il fut le seul fleurettiste à s’adapter au fleuret électrique, tout en critiquant ce matériel avec véhémence.

Christian d’Oriola naît le 3 octobre 1928 à Perpignan, dernier d’une famille de trois enfants. Il débute l’escrime à l’âge de neuf ans, dans le sous-sol de la maison familiale où son père avait aménagé une salle d’armes. En 1942, il remporte son premier succès, le Championnat scolaire de la région Languedoc-Roussillon ; à quinze ans, il bat déjà les seniors. Ce jeune talent se voit sélectionné pour les Championnats du monde en 1947 : à dix-neuf ans, il remporte l’épreuve individuelle et le titre par équipes. Aux Jeux de Londres, en 1948, il s’incline en finale de l’épreuve individuelle, battu par son compatriote Jehan Buhan, de seize ans son aîné, mais il participe grandement à la victoire française dans la compétition par équipes. Il est de nouveau champion du monde en 1949, mais des crises d’urémie l’obligent à interrompre sa carrière pendant près de deux ans.

En 1952, aux jeux Olympiques d’Helsinki, il a retrouvé son meilleur niveau : il s’adjuge le titre par équipes, en donnant une leçon à tous ses rivaux italiens, puis le titre individuel, après barrage, devant les Italiens Edoardo Mangiarotti et Manlio Di Rosa. Il est de nouveau champion du monde en 1953 et en 1954.

À la fin de 1954, la Fédération internationale d’escrime décide d’introduire l’électricité pour permettre un meilleur jugement au fleuret. Les tireurs portent désormais un plastron conducteur. Christian d’Oriola proteste contre cette innovation, qu’il nomme la « sonnette » car, quand un tireur touche la cuirasse adverse, cela provoque une sonnerie identique au timbre des sonnettes de bicyclette. Il a en effet l’impression que l’intrusion de cette technologie lui fait perdre ce qui fait sa force : l’instinct, le jeu en souplesse, les impacts en fines touches. De fait, toute une génération de fleurettistes se voit pénalisée et doit s’effacer. D’Oriola, lui, tente de modifier son jeu, et son talent lui permet d’y parvenir : en 1955, il est vice-champion du monde. « C’était préjudiciable à l’idée que j’avais de l’escrime. Avant, je m’amusais. Mais j’ai voulu prouver que je pouvais aussi gagner. […] J’ai perdu ma confiance, j’assurais, j’allais de moins en moins vite. Bref, je suis devenu besogneux », déclarera-t-il. Néanmoins, Christian d’Oriola est une nouvelle fois champion olympique individuel, en 1956 à Melbourne, devant les Italiens Giancarlo Bergamini et Antonio Spalino.

Champion du monde par équipes en 1958, Christian d’Oriola achève sa carrière internationale par une huitième place aux Jeux de Rome en 1960. Il continue à tirer pour le plaisir, est une dernière fois champion de France par équipes – à l’épée – avec sa salle de Montpellier en 1970, à quarante-deux ans.